L'Illusion comique est une pièce virtuose écrite par un Corneille encore juvénile et qui porte à son paroxysme les thématiques baroques (exubérance, illusion, métamorphose, mise en abyme...). Dans cette pièce à l'intrigue complexe (un père rend visite à un magicien afin de retrouver son fils Clindor qu'il n'a pas vu depuis dix ans ; ce magicien lui fait alors voir, théâtre dans le théâtre, ce qu'il est advenu de son fils) et aux multiples tonalités, Corneille utilise un personnage bien connu de la commedia dell'arte : Matamore, dont Clindor semble être le valet...
CLINDOR.
Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine,
Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
N'êtes-vous point lassé d'abattre des guerriers,
Et vous faut-il encore quelques nouveaux lauriers ?
MATAMORE.
Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
Du grand Sophi de Perse1, ou bien du grand Mogor2.
CLINDOR.
Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encore :
Qu'ajouterait leur perte à votre renommée ?
D'ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?
MATAMORE.
Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.
Mon courage invaincu contre les empereurs
N'arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
D'un seul commandement que je fais aux trois parques3,
Je dépeuple l'état des plus heureux monarques ;
Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
Je couche d'un revers mille ennemis à bas.
D'un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
Et tu m'oses parler cependant d'une armée !
Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars4 :
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,
Veillaque5. Toutefois je songe à ma maîtresse :
Ce penser m'adoucit : va, ma colère cesse,
Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
Regarde, j'ai quitté cette effroyable mine
Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
Et, pensant au bel œil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté.
Pierre Corneille, L'Illusion comique, Acte II, scène 2, 1636
1. Sophi de Perse : titre conféré au roi de Perse.
2. Mogor : titre désignant l'empereur des Mongols.
3. Parques : dans la mythologie gréco-latine, les Parques sont des incarnations du destin, trois femmes qui tissent et coupent le fil de la vie de chaque être humain.
4. Un second Mars : Mars est le dieu de la guerre chez les Romains.
5. Veillaque : lâche, pleutre.
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